Par Naomi Grosman | Temps de lecture : 16 minutes
Cette nouvelle publication trimestrielle de la Société des PAA abordera les enjeux de l’heure dans l’industrie de l’assurance, en vous proposant des articles faciles à lire sur une variété de sujets. Dans notre premier numéro, vous en apprendrez davantage sur le débat actuel entourant les marchés étroits, vous vous familiarisez avec deux nouvelles notions et apprendrez en quoi elles sont source de confusion dans le marché de la cyberassurance et vous découvrirez les implications que les poursuites en justice relatives aux changements climatiques pourraient avoir sur la sélection des risques, dans le secteur de l’industrie pétrolière et gazière.
Les périodes de marché étroit sous l’éclairage du recul
« Il est possible que nous traversions actuellement les premiers stades d’une période de marché étroit, mais il est difficile de l’affirmer avec certitude, car nous ne bénéficions pas encore d’un recul suffisant pour pouvoir le faire. »
― Philip H. Cook, Omega Insurance
Les piètres résultats techniques et le faible rendement du capital investi et des capitaux propres que l’on constate actuellement dans l’industrie canadienne de l’assurance ont entraîné une diminution de la capacité ainsi qu’un gonflement des primes, signes d’un resserrement du marché. Cette situation était prévue depuis longtemps par les experts.
M. Philip H. Cook, président d’Omega Insurance Holdings Inc., affirme que depuis les années 1970, nous avons connu trois périodes de marché étroit (hard market) au Canada : de 1975 à 1978, de 1984 à 1987 et de 2001 à 2004.
« Tout le monde s’entend pour dire que ce sont là les trois seules périodes de marché étroit qui ont eu lieu depuis », précise M. Cook.
Mais ce n’est souvent qu’avec le recul que l’on peut dire qu’il y a bel et bien eu une période de marché étroit, car il est parfois difficile de faire la distinction entre les cycles normaux de l’industrie et un vrai marché étroit, ajoute M. Cook.
« Les cycles sont déterminés par le volume de risques que les assureurs sont prêts à prendre en charge et les périodes pendant lesquelles ils acceptent un grand nombre de nouvelles affaires, accroissent leur part de marché et diminuent leurs taux de primes, dit M. Cook. Lorsqu’ils se rendent compte que les taux sont trop bas, ils inversent la tendance et se mettent à augmenter les primes; il s’agit d’un cycle normal du marché qui se répète au fil du temps. »
Les augmentations de primes et la réduction de la capacité
Mme Linda Regner Dykeman, agente principale pour le Canada chez Allianz Global Corporate and Specialty (AGCS), dit qu’au début de 2019, lorsque les taux d’assurance des entreprises ont commencé à augmenter, l’industrie a considéré que cette fluctuation correspondait à une correction ou à une évolution du marché, ou encore à une période transitoire au sein du marché.
La capacité demeurait constante, mais les assureurs ont commencé à en restreindre l’accessibilité, et les taux ont continué d’augmenter au cours de l’année 2019. L’industrie s’est alors mise à changer la façon dont elle caractérisait cette fluctuation du marché.
« Les taux augmentent assurément, et de façon importante… et les capitaux deviennent moins disponibles en raison des rendements que nous obtenons, dit Mme Dykeman. De plus, nous constatons une réduction de la capacité dans de nombreuses branches et de nombreux secteurs. Ces phénomènes correspondent à la définition que donne habituellement l’industrie d’un marché étroit. »
Mme Dykeman ajoute que les augmentations de primes vont au-delà de ce qui est considéré comme normal lors d’un renouvellement, c’est-à-dire entre 5 et 10 %. Dans certains segments, on a vu des augmentations de 50 ou de 100 %, et même de 300 %.
Mme Dykeman indique que ce sont les branches d’assurance des biens qui ont été les plus touchées au début de l’année 2019, mais que des difficultés ont ensuite commencé à se manifester dans d’autres branches.
« On retrouve maintenant le problème en assurance accidents et en assurance des administrateurs et des dirigeants ainsi que dans de nombreuses autres branches, où l’on constate une augmentation importante des taux et où la capacité diminue en raison d’un faible rendement », dit Mme Dykeman.
M. Paul Martin, président et directeur de l’exploitation au sein du cabinet de courtage torontois RRJ Insurance Group, dit que s’il se fie à son expérience des fluctuations du marché, les conditions actuelles sont caractéristiques d’un marché étroit.
« La raison pour laquelle je considère qu’il s’agit d’un marché étroit et non d’une correction du marché… est que nous assistons à un resserrement de la production et que peu de compagnies d’assurance sont prêtes à mettre à contribution leur capacité, dit M. Martin. Je crois que la capacité existe, mais que les compagnies d’assurance ne sont pas disposées à la mettre pleinement à contribution. »
« Enfin, les augmentations de taux sont supérieures à celles qui devraient survenir dans des conditions normales. »
M. Martin indique que certaines branches d’affaires, par exemple dans les domaines de la fabrication et de la vente en gros, sont encore plutôt stables, mais que pour les branches d’assurance qui présentent un accroissement des sinistres, comme dans le secteur immobilier résidentiel, les courtiers disposent de très peu d’options. Par ailleurs, pour ce qui est des nouvelles catégories d’assurance, comme celles liées à l’industrie du cannabis, il est très difficile d’obtenir une capacité et des montants de garantie adéquats.
« Mais il n’existe aucune catégorie d’assurance pour laquelle les courtiers sont incapables de trouver des garanties », dit M. Martin. Tout dépend des stipulations des contrats et des prix proposés.
Les cinq principales caractéristiques d’un marché étroit sont les suivantes :
1. Un ratio combiné très supérieur à 100 %
2. Un rendement des capitaux propres en chute libre
3. Une réduction de la capacité
4. Une absence de nouveaux venus sur le marché
5. Une modification du comportement face à l’augmentation des primes
Selon M. Cook d’Omega Holdings, bien que les conditions actuelles du marché puissent laisser croire que nous sommes en présence d’un marché étroit, nous n’en sommes pas encore au point où l’on pourrait parler avec certitude de ce type de marché.
Le ratio combiné et le rendement des capitaux propres (RCP)
Toujours selon M. Cook, si l’on extrapole à partir des résultats du troisième trimestre de l’année dernière, le ratio combiné pour 2019 se situera probablement autour de 100 %, ce qui est très éloigné des ratios combinés constatés avant la plus récente période de marché étroit, alors qu’ils ont atteint respectivement 105,9 %, 108,8 % et 111,1 % au cours des trois années précédant la période de marché étroit allant de 2001 à 2004.
M. Cook fait remarquer que comme dans le cas du ratio combiné, la diminution du rendement des capitaux propres n’a pas été aussi importante qu’elle l’avait été au cours de la plus récente période de marché étroit, alors que ce rendement est passé de 6,3 % en 2000 à un peu moins de 3 % en 2001, puis à un peu moins de 2 % en 2002. Le RCP de l’industrie était de 4,6 % en 2018 et de 4 % en septembre 2019, et M. Cook s’attend à ce que ce pourcentage demeure le même pour la fin de l’année 2019.
Toutefois, si le RCP est un indicateur utile pour déterminer si le marché est étroit, il ne constitue pas un prédicteur fiable en la matière, en raison des fluctuations de la capitalisation de l’industrie.
« Nous avons des surplus dans l’industrie qui sont très supérieurs à ceux des années 2000, alors il est normal que le RCP soit moins élevé, dit M. Cook. Quatre pour cent, ce n’est pas un taux de rendement très attrayant lorsqu’on l’applique à un plus grand bassin de capitaux propres. »
De plus, même si la capacité est actuellement plus restreinte, la situation n’est pas aussi catastrophique que lors de la dernière période de marché étroit, et les nouveaux venus dans l’industrie sont nombreux, ajoute M. Cook.
« Au cours d’une période de marché étroit, il n’y a pas de nouveaux arrivants dans l’industrie, ce qui est à l’opposé de ce que nous constatons actuellement, à savoir que de nouveaux capitaux sont injectés dans l’industrie et de nouveaux intervenants y font leur entrée. »
Le rôle de la réassurance
M. Cook dit qu’il sera intéressant de voir l’incidence des renouvellements en réassurance sur le ratio combiné des assureurs en première ligne, car les réassureurs ont subi d’importantes pertes en assurance des particuliers, surtout en raison des feux de friche qui ont balayé la côte ouest des États-Unis.
« Dans le passé, les réassureurs ne devaient contribuer que dans les cas de sinistres touchant des entreprises commerciales ou industrielles, tandis qu’aujourd’hui, ils subissent de lourdes pertes en assurance des particuliers », dit M. Cook.
M. Cook indique qu’il arrive un point où l’augmentation des taux peut nuire à la réputation d’une entreprise. Il reste à savoir si les assureurs en première ligne transféreront aux titulaires de contrat les augmentations prévues des taux de réassurance, et ce, peu de temps après avoir déjà augmenté leurs taux de façon importante.
« Les assureurs pourront refiler les coûts aux titulaires de contrat, auquel cas le ratio combiné demeurera relativement bas, ou ils assumeront ces coûts eux-mêmes, ce qui signifie que le ratio combiné augmentera de cinq points », dit M. Cook.
« Il est possible que nous traversions actuellement les premiers stades d’une période de marché étroit, mais il est difficile de l’affirmer avec certitude, car nous ne bénéficions pas encore d’un recul suffisant pour pouvoir le faire », conclut-il.
Les cyberrisques silencieux et les protections restreintes, une source de confusion en cyberassurance
« [Les protections restreintes] créant l’illusion que les entreprises sont bien protégées. »
― Greg Markell, Ridge Canada
Dans un monde où l’omniprésence et la complexité des cybercrimes va en augmentant, il est possible que des entreprises soient sous-assurées contre les cyberrisques. En effet, des assureurs décident d’exclure un certain nombre de cyberrisques de la garantie offerte aux termes de leurs contrats d’assurance des biens, dans le but d’éviter de couvrir sans le savoir des cyberrisques silencieux.
Dans un contexte où des cybercriminels peuvent pirater des systèmes et causer des préjudices matériels, il est possible que certains assureurs couvrent à leur insu des cyberrisques aux termes de leurs contrats tous risques d’assurance des biens, affirme Greg Markell, président et chef de la direction de Ridge Canada, un agent général principal spécialisé en cyberassurance qui exerce ses activités à Toronto.
« Les contrats d’assurance des biens sont susceptibles d’être mis en jeu par des cyberrisques silencieux parce qu’ils prévoient une garantie tous risques et parce que les cyberrisques ne font souvent pas partie des risques exclus. La possibilité que les garanties puissent s’appliquer à des cyberrisques silencieux fait actuellement l’objet de débats », dit M. Markell.
M. Markell dit que pour éviter de couvrir sans le vouloir des cyberrisques, les assureurs excluent ces risques de façon explicite de la garantie fournie aux termes des contrats d’assurance des biens et les suppriment des autres contrats tels que l’assurance de la responsabilité civile des administrateurs et des dirigeants.
Il ajoute que comme de nombreux contrats d’assurance des biens comportent des exclusions dans le but d’éviter de couvrir des cyberrisques silencieux, certains assureurs ont commencé à offrir des avenants couvrant un nombre limité de cyberrisques.
Malheureusement, ce type de couverture restreinte risque de nuire plus qu’autre chose en « créant l’illusion que les entreprises sont bien protégées », poursuit M. Markell.
Par exemple, cet avenant ne couvre habituellement pas les attaques de rançongiciels, qui constituent actuellement le cybercrime le plus fréquemment perpétré. Ce type de protection exclut aussi le plus souvent la responsabilité civile et la récupération des données, et seuls certains avenants couvrent la gestion de crise et les pertes d’exploitation.
« La principale menace qui pèse sur les entreprises, ce sont les attaques de rançongiciels, mais les protections limitées contre les cyberrisques ne couvrent pas ces risques, dit Markell. Il s’agit d’une lacune importante. »
M. Patrick Bourk, directeur et chef national des cyberpratiques au cabinet de courtage Hub Canada, affirme que les garanties restreintes ne peuvent pas se substituer aux contrats d’assurance distincts couvrant expressément les cyberrisques.
Il ajoute que les protections restreintes couvrent les cyberrisques en prévoyant un montant de garantie additionnel moyennant une prime modeste, par exemple aux termes d’un contrat d’assurance multirisque des bureaux.
« Étant donné qu’elle n’est pas fournie aux termes d’un contrat distinct, cette protection restreinte ne comporte pas toutes les options que l’on trouve dans les contrats distincts. Elle est moins coûteuse et elle suscite chez moi certaines inquiétudes », prévient M. Bourk.
Il explique que les contrats distincts de cyberassurance couvrent bien plus que les seules pertes financières découlant d’un incident informatique. Ce qui les distingue probablement par-dessus tout, c’est qu’ils permettent à l’assuré de bénéficier des services de professionnels qui, en cas d’incident, se chargent de la gestion des sinistres du début à la fin. Ces services ne sont pas offerts dans le cadre des protections restreintes.
« Dans certains cas, j’ai vu des assurés se voir affecter un expert en sinistres généraliste… qui ne possédait probablement pas l’expérience nécessaire pour procéder au règlement d’un sinistre découlant de la réalisation d’un cyberrisque, dit M. Bourk. J’ai de sérieux doutes sur la capacité de ces protections restreintes à offrir des services adéquats de gestion des sinistres et à procurer aux assurés les montants de garantie dont ils ont vraiment besoin. »
Cyberrisque silencieux : Un cyberrisque qui n’a pas été explicitement exclu d’un contrat d’assurance tous risques traditionnel, comme un contrat d’assurance des biens, lequel n’est pas conçu pour couvrir ce type de risque.
Protection restreinte contre les cyberrisques : Un avenant annexé à un contrat d’assurance multirisque, qui prévoit un montant de garantie modeste couvrant une forme ou une autre de cyberrisque. Toutefois, la garantie prévue est rarement personnalisée et elle est habituellement très limitée.
Le processus d’expertise à la suite d’un incident
M. Markell, de Ridge Canada, affirme que la confusion qui entoure la cyberassurance découle non seulement de la complexité des produits d’assurance couvrant les cyberrisques, mais aussi du fait que le processus d’expertise qui se déroule à la suite d’un sinistre s’apparente fréquemment à un véritable bourbier.
Il explique que souvent, dans le cadre de l’expertise d’un sinistre découlant de la réalisation d’un cyberrisque, les assurés doivent faire appel à un conseiller, habituellement un avocat, et ont besoin d’aide sur le plan des relations publiques, de la communication de crise et de l’interprétation du contrat.
Il ajoute que si une atteinte à la sécurité des données donne lieu à des pertes d’exploitation, ce qui arrive fréquemment à la suite d’attaques de rançongiciel, il faut faire appel à des juricomptables et à des vérificateurs.
« De nombreux intervenants sont impliqués dans le règlement de ces sinistres; ils doivent aider le client à traverser cette épreuve et à faire appel à sa capacité de résilience, dit M. Markell. Non seulement le produit lui-même est complexe, mais le processus d’expertise et de de gestion des sinistres est lui aussi loin d’être simple. »
Les commerces et les entreprises de toutes les tailles sont vulnérables aux cyberrisques, et les gens commencent à s’en rendre compte, car les médias rapportent ce type de crime plus souvent qu’auparavant.
« Les individus qui se livrent au piratage, à l’extorsion et au vol aux dépens des entreprises font rarement face aux conséquences de leurs actes; dans certains cas, ils se trouvent à l’autre bout de la planète… et ils ont recours à des moyens très sophistiqués, dit M. Markell. Mais le risque existe bel et bien, et les entreprises canadiennes doivent prendre le problème au sérieux, sinon le prix à payer pourrait être très élevé. »
Les cybercriminels
M. Bourk, de la compagnie Hub Canada, affirme que les cybercriminels sont de plus en plus audacieux et réclament des montants de plus en plus élevés en guise de rançon, et que les attaques de rançongiciels sont de plus en plus sophistiquées.
« [Le degré de sophistication des attaques] est difficilement compréhensible pour le commun des mortels, affirme M. Bourk. Nous avons affaire ici au crime organisé et non pas à des adolescents en mal de divertissement; il s’agit d’organisations à la mécanique bien huilée qui sévissent depuis des États-nations [qui] investissent dans le développement de milliers de types différents de logiciels malveillants et de souches de virus; face à eux, nous sommes constamment en mode rattrapage. »
Le mois dernier, l’entreprise canadienne de laboratoires LifeLabs a annoncé que des cybercriminels avaient réussi à accéder aux renseignements personnels de ses clients comme leur nom, leur adresse postale, leur adresse de courriel, leur mot de passe, leur date de naissance, leur numéro d’assurance-maladie et les résultats de leurs tests de laboratoire. Les renseignements personnels d’environ 15 millions de clients, résidant pour la plupart en Colombie-Britannique et en Ontario, sont ainsi susceptibles d’avoir été volés, et l’entreprise a dû verser une rançon pour les récupérer.
L’une des ironies des attaques de rançongiciel, c’est que les cybercriminels demandent des sommes d’argent relativement modestes lorsqu’on les compare aux coûts que les victimes doivent assumer en raison des pertes indirectes subies.
Lors d’une attaque de rançongiciel perpétrée en 2018 contre la ville de Wasaga Beach, en Ontario, les pirates informatiques ont exigé une rançon de 35 000 $ en bitcoins, en échange de quoi la ville a pu reprendre possession de ses serveurs. Mais selon un rapport effectué par le trésorier et le directeur des finances de la ville, l’incident a entraîné pour la municipalité des coûts totaux de 250 000 $ en raison de la période prolongée pendant laquelle les ordinateurs ont été hors service, des coûts liés aux consultants et de la perte de productivité.
La même année, chez nos voisins du sud, au terme d’une attaque de rançongiciel contre la ville d’Atlanta qui a rapporté aux pirates une rançon de 51 000 $ en bitcoins, la facture totale s’est élevée à 2,6 millions de dollars.
L’importance de la gestion des cyberrisques
« La réalité, c’est que tout le monde est exposé à des cyberrisques, dit M. Markell. Et comme nous dépendons plus que jamais des ordinateurs et des machines dans notre vie quotidienne, ce risque n’est pas près de disparaître; en fait, il est de plus en plus important. »
Il ajoute qu’en raison de la sensibilisation croissante à la réalité des incidents informatiques, les entreprises auront de plus en plus recours à la cyberassurance, mais que de nombreuses entreprises pourraient se révéler non assurables. En effet, dans bien des cas, la gestion des cyberrisques s’avère cruellement inadéquate.
« Ce serait bien si 100 % des entreprises se procuraient des contrats distincts couvrant expressément les cyberrisques, mais à l’heure actuelle, je ne crois pas que 100 % des entreprises soient assurables, affirme M. Markell. Il reste du travail à accomplir auprès de la clientèle pour faire en sorte que les entreprises soient plus diligentes et prennent davantage de mesures visant à protéger leurs avoirs numériques. »
Les changements climatiques et la responsabilité civile
« L’établissement d’un lien de causalité présente d’importantes difficultés. »
― Colin Feasby, Osler, Hoskin & Harcourt LLP
Peu de gens doutent de la corrélation entre l’utilisation des combustibles fossiles et les changements climatiques, mais c’est une tout autre histoire que de prouver que les produits fournis par les sociétés pétrolières et gazières constituent la cause directe des changements climatiques.
M. Colin Feasby, associé directeur du bureau de Calgary au sein du cabinet d’avocats Osler, Hoskin & Harcourt LLP, dit que la plupart des producteurs de pétrole et de gaz reconnaissent que leurs produits émettent du dioxyde de carbone; de plus, ces entreprises acceptent le fait que le dioxyde de carbone a une incidence sur le climat et donne lieu à des changements.
Mais de là à ce que les producteurs de pétrole et de gaz soient tenus civilement responsables des changements climatiques, il y a loin de la coupe aux lèvres.
« Il existe toutes sortes d’autres activités qui contribuent [aux changements climatiques], dit M. Feasby. L’établissement d’un lien de causalité présente d’importantes difficultés. On entend souvent dire qu’il est difficile d’attribuer un phénomène météorologique particulier au réchauffement climatique et qu’il est difficile d’imputer ce réchauffement à une activité ou à une entreprise en particulier. »
Par ailleurs, ajoute-t-il, les poursuites intentées contre les sociétés pétrolières ou gazières n’ont eu jusqu’ici aucun résultat.
Il existe trois types de poursuites relatives aux changements climatiques :
1) Les poursuites d’ordre constitutionnel. Les demandeurs affirment que la constitution protège le droit à un environnement sain, et allèguent que le gouvernement ne fait pas ce qu’il faut pour garantir ce droit.
2) Les poursuites pour déclaration inexacte liée aux valeurs mobilières. Mentionnons à titre d’exemple les poursuites intentées en droit civil contre la société Exxon Mobil par la procureure générale de l’État de New York, alléguant que le géant pétrolier a menti aux investisseurs en ce qui a trait aux coûts que représente, pour l’entreprise, la réglementation en matière de changements climatiques. Le juge a tranché en faveur d’Exxon.
3) Les poursuites pour nuisance. Il s’agit en substance d’un type d’action intenté pour atteinte à l’environnement.
M. Feasby dit que s’il n’est pas tout à fait impossible qu’il en soit un jour autrement, il reste que jusqu’ici, les tribunaux de la C.-B. et de l’Ontario ne se sont pas montrés en accord avec l’affirmation selon laquelle la constitution protège le droit des citoyens à jouir d’un environnement sain. Par ailleurs, bien que des poursuites liées aux valeurs mobilières n’aient pas encore été intentées au Canada, il précise que ce type d’action ne concerne pas strictement les changements climatiques, parce que « les compagnies peuvent faire l’objet de poursuites pour avoir menti à leurs investisseurs pour une variété de raisons ».
M. Feasby ajoute qu’aux États-Unis, de grandes municipalités ont intenté sans succès des poursuites pour nuisance contre des sociétés pétrolières et gazières; selon lui, ces causes s’apparentent aux poursuites pour fraude, parce que les demandeurs allèguent que les sociétés pétrolières et gazières se comportent comme les producteurs de tabac en ce qu’elles manquent de transparence relativement aux effets liés à l’usage de leurs produits.
Il dit qu’aucune action pour nuisance n’a été intentée au Canada et que même si la possibilité qu’une telle chose se produise ici ne devrait pas être sous-estimée, certains intervenants ayant déjà menacé de le faire, il demeure que toutes les poursuites du genre intentées aux États-Unis se sont soldées par un échec.
Dans le cas de la responsabilité civile des sociétés de tabac, les lois ont dû être modifiées afin de permettre aux gouvernements d’intenter des poursuites visant à recouvrer les coûts des soins de santé. En octobre 2018, le Nouveau parti démocratique de l’Ontario a présenté un projet de loi visant à tenir les sociétés pétrolières et gazières responsables des changements climatiques. Le projet de loi n’a pas été adopté.
M. Feasby dit qu’il existe une importante différence entre les causes liées au pétrole et au gaz et celles liées au tabac.
« Le tabac, nonobstant le plaisir qu’il procure à certaines personnes, n’est pas une substance qui possède une valeur sur le plan sociétal. En revanche, le pétrole et le gaz… sont les pierres d’assise de la révolution industrielle, et c’est en grande partie à eux que nous devons le niveau de vie dont nous jouissons à l’heure actuelle. »
Les réassureurs passent à l’action
Malgré les complexités liées à l’imputation de la responsabilité des changements climatiques aux sociétés pétrolières et gazières, certains signes portent à croire que le lien qui a été établi entre leurs produits et les perturbations des phénomènes météorologiques pourrait influer sur les pratiques de l’industrie de l’assurance en matière de production.
Alors que de nombreux réassureurs décident de se retirer du marché des garanties et des investissements dans les secteurs liés au charbon, aucun changement en ce sens n’a été explicitement rendu public dans le domaine du pétrole et du gaz.
Au milieu de l’année 2018, la compagnie Swiss Re a annoncé qu’elle cesserait de fournir de la réassurance aux compagnies couvrant plus de 30 % d’entreprises liées au domaine du charbon thermique, toutes branches confondues. La compagnie a élaboré un cadre relatif aux pratiques durables qui comporte des lignes directrices précises visant l’application de politiques de protection environnementale dans huit secteurs où elle considère qu’il existe un risque lié à la durabilité, notamment ceux du pétrole et du gaz. La compagnie de réassurance fait également partie des entreprises instigatrices du groupe Net Zero Asset Owner Alliance; ces entreprises se sont engagées à ne conserver dans leur portefeuille de placements, d’ici à l’année 2050, que des entreprises dont les émissions de gaz à effet de serre sont nulles.
Également en 2018, la compagnie Munich Re a annoncé qu’elle cesserait dorénavant d’investir dans des actions ou des obligations émises par des entreprises dont plus de 30 % du revenu provient de l’extraction du charbon ou de la production d’énergie à partir du charbon. Elle a également annoncé que plus aucun de ses investissements en infrastructures ne serait dirigé vers des entreprises liées au charbon et aux sables bitumineux.
En octobre 2019, la société Axis Capital Holdings a annoncé qu’elle ne fournirait plus de nouveaux contrats d’assurance ou de réassurance facultative couvrant la construction de nouvelles centrales thermiques au charbon ou l’aménagement de mines de charbon ainsi que l’infrastructure connexe; elle a pris le même engagement en ce qui a trait à l’exploitation des sables bitumineux et la construction de pipelines, ainsi que l’infrastructure connexe.
Les implications de la sélection des risques dans le domaine du pétrole et du gaz
Un rédacteur production œuvrant au sein d’une importante compagnie canadienne d’assurance en première ligne et possédant plus de dix années d’expérience dans la sélection des risques en assurance des biens, dans le domaine de l’énergie, affirme que les gens ont commencé à parler des incidences possibles des changements climatiques sur la production il y a environ cinq ans. Auparavant, les changements climatiques ne constituaient pas un sujet de conversation lorsqu’il était question de sélection des risques.
Le rédacteur production dit que la réduction du volume d’affaires émises dans l’industrie du charbon a commencé il y a environ quatre ans, et que ce n’est qu’au cours de la dernière année que les intervenants de l’industrie se sont mis à parler de la nécessité de changer les pratiques en matière de sélection des risques dans le secteur du pétrole et du gaz.
Il ajoute que la plupart des réassureurs sont toujours prêts à couvrir des projets liés au secteur du pétrole et du gaz, mais que dans le domaine de l’assurance des biens, les réassureurs commencent à formuler certaines réticences en ce qui a trait à leur éventuel appui à de nouveaux projets de pipelines.
« Une grande partie de nos activités nécessite l’appui des réassureurs, et s’ils nous retirent cet appui, il nous faut savoir à quoi nous en tenir. [Dans l’industrie de l’assurance], le secteur du pétrole et du gaz représente une grande partie du portefeuille des compagnies. »
Toujours selon notre interlocuteur œuvrant dans le domaine de l’énergie, les rédacteurs production connaissent dorénavant mieux les incidences de la production de pétrole et de gaz sur l’environnement, et ont modifié certaines de leurs questions en conséquence; cependant, son entreprise n’a pas encore ralenti ses activités de production dans ce secteur.
« Nous devrions n’accepter d’émettre des contrats d’assurance que si les clients ont mis en place un plan indiquant sans équivoque qu’ils font tout ce qu’il faut pour réduire le plus possible leurs émissions, poursuit-il. Il nous faut nous assurer qu’ils ont établi ce type de plan, ce qui est déjà le cas pour la plupart [des sociétés pétrolières et gazières]. De nombreuses sociétés pétrolières et gazières prennent de bonnes initiatives et sont sur la bonne voie en ce qui a trait à la réduction des émissions. »
Il dit que les rédacteurs production font actuellement preuve de circonspection face à la problématique des changements climatiques, et qu’il est encore difficile de prédire comment les choses vont évoluer.
« Tout cela ne fait que commencer, et il pourrait arriver que les sociétés pétrolières et gazières de plus grande envergure doivent, dans le futur, avoir davantage recours à l’autoassurance, parce que la capacité des compagnies d’assurance sera insuffisante, ou qu’elles se voient dans l’obligation de faire appel au marché de Londres pour obtenir une protection. »
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